L'Egypte se soulève

L’Occident devrait se réjouir de l’émancipation égyptienne plutôt que la craindre

 

L’Egypte est passée par de nombreux stades ces dix derniers jours : peur d’une nouvelle autocratie, euphorie de la liberté, mais aussi crainte du chaos. Les protestations qui ont commencé par le rassemblement de quelques milliers de dissidents le 25 janvier se sont transformées en une véritable révolte populaire. Ce soulèvement a culminé le 1er février, quand des centaines de milliers d’Egyptiens se  sont agglutinés sur la place Tahrir pour exiger le départ immédiat d’Hosni Mubarak, manifestation qui s’est soldée par une démonstration de violence inouïe, due à l’agressivité des militants pro-Mubarak.

 

Malgré ces scènes de désolation en milieu de semaine, les bouleversements en Egypte devraient susciter l’enthousiasme. Une région malmenée goûte enfin à la liberté. En l’espace de ces semaines miraculeuses, un autocrate du Moyen-Orient est tombé, et un autre, qui a confisqué les rênes du pouvoir de la plus puissante nation arabe pendant 30 ans, vacille. Les 350 millions d’habitants du monde arabe suivent l’affaire de près et pour cause : leurs autocraties vieillissantes paraissent soudainement plus fragiles.

Pour certains en Occident (qui a toujours privilégié la stabilité des dictatures plutôt que la démocratie au Moyen-Orient) ces changements dérangent. Maintenant que les soulèvements ont condamné à mort le régime de Mubarak, avancent-ils, cet ordre établi ne sera non pas remplacé par une démocratie, mais par le chaos et la désolation, ou pire, par des gouvernements islamisants, anti-occidentaux et anti-palestiniens. Ils en viennent logiquement à encourager l’Amérique à redoubler d’efforts et à accompagner  une transition pacifique et contrôlée pour aboutir à un régime semblable au précédent.

 

La révolution de Rosette

 

Cette opinion est fausse. Le rejet du peuple contre Mubarak offre au Moyen-Orient sa meilleure opportunité de se réformer depuis des décennies. Si l’Ouest ne veut pas apporter son soutien aux insurgés égyptiens dans leur quête d’indépendance et d’auto-détermination, alors toutes ses belles paroles en faveur de la démocratie et des Droits de l’Homme partout ailleurs n’auraient plus aucune valeur. Le changement apporte son lot de risques (comment ne pourrait-il pas en être autrement après si longtemps ?) mais rien ne saurait être plus instable qu’un désolant statut quo, seconde alternative.

 

Toutes les révolutions n’ont pas à être comme celle de 1789 en France, de 1917 en Russie ou de 1979 en Iran. Les protestations qui secouent actuellement le Moyen-Orient n’ont rien à voir avec les révolutions idéologiques qui ont bouleversé la géopolitique mondiale du XXème siècle : elles sont pacifiques (jusqu’à ce que les forces du gouvernement exercent la répression), populaires (pas de Robespierre ou de Trotski manipulant les événements en coulisse)  et séculaires (les Islamistes n’y ont pas encore fourré leur nez). Guidé par la volonté du peuple, la révolte égyptienne pourrait aboutir à des transformations de la même envergure qu’au début des années 90 en Europe de l’Est.

 

Les pessimistes insistent sur le manque d’institutions et de leadership pouvant assurer une transition en douceur.  Mais si elle les avait, son peuple ne serait pas dans la rue aujourd’hui. Personne ne s’attend à l’émergence d’une démocratie parfaite sur les décombres du régime de Mubarak. Les désordres devraient se prolonger quelques temps. L’Egypte, bien qu’appauvrie, est dotée d’une élite sophistiquée, d’une classe moyenne éduquée et d’un profond sentiment de fierté national. Voilà des faits qui nous autorise d’espérer : l’Egypte peut se sortir seule du chaos.

 

La peur des Frères Musulmans est de toutes manières exagérée. Il est vrai que c’est de ses rangs qu’a émergé  Ayman al-Zawahiri, aujourd’hui bras droit de Ben Laden et principal idéologue du courant  islamiste. Il est vrai que les essais de Sayyid Qutb, principal penseur du mouvement des Frères dans les années 50, témoignent d’une hostilité et d’une intolérance viscérale envers l’Ouest. N’importe quel futur gouvernement égyptien, surtout s’il accueillait les Frères, serait plus dur envers Israël et plus amical avec le Hamas. Cette antenne islamiste qui domine la Bande de Gaza, coincée entre Egypte et Israël, n’est officiellement pas reconnue par l’Egypte.

 

Néanmoins les rangs des Frères sont très hétérogènes, et plus ouverts qu’ils ne l’étaient. Bien que certains demandent  l’annulation du traité de paix de 1979 avec Israël, ils seraient en tout état de causes incapable d’imposer une guerre. D’ailleurs, ils ont peu de chance de remporter d’éventuelles élections. Ils sont respectés pour leur piété, leur discipline et leur résistance, mais leur popularité ne leur pourvoirait que 20%, proportion en chute constante. S’ils faisaient mieux que ce score théorique, voire même accédaient au pouvoir grâce à des alliances électorales, certains craignent qu’ils s’accrochent au pouvoir pour toujours. Mais des islamistes participent aux élections où la démocratie est profondément enracinée : la Turquie, la Malaisie ou l’Indonésie par exemple.

 

Si la démocratie devait s’épanouir en Egypte, il faudra autoriser les Frères Musulmans à participer aux élections (on retient d’ailleurs des dernières semaines qu’une quelconque alternative à la démocratie semble vouée à l’échec). De trop nombreuses années, incapable de renouveler ses institutions ou de sortir sa jeunesse du chômage, l’Egypte est devenue terre de répression. Concevoir que 85 millions de personnes puissent vivre sous un régime dictatorial (gangréné par la corruption, la police brutale, l’anesthésie de l’opposition et la torture de prisonniers politiques) ne serait pas seulement immoral, cela préparerait le terrain à un nouveau soulèvement. Certains rêvent d’adouber un nouveau leader puissant qui poserait les premières pierres d’une démocratie séculaire. Malheureusement, rares sont les dictateurs à préparer leur propre chute, en atteste le triste état du Moyen-Orient.

 

Barack et Moubarak

 

Même si, à court terme, l’Egypte connaîtra des difficultés, une démocratie désordonnée serait déjà une belle récompense, et pas seulement pour les égyptiens. L’Egypte démocratisée pourrait redevenir leader de la région. Elle pourrait apporter des solutions au casse-tête que constitue l’assimilation de l’Islam dans les démocraties arabes. Et, même si Israël peut légitimement se sentir menacée à sa frontière, un gouvernement exprimant la volonté du peuple serait plus efficace qu’une « paix froide » imposée pour trouver une solution au problème palestinien.

 

L’Occident peut aider l’Egypte à obtenir cette récompense. Sa volonté de garantir la stabilité plutôt que de promouvoir la démocratie  a écorné son image, mais il peut aujourd’hui faire amende honorable. L’Amérique en particulier exerce toujours une très forte influence sur les élites politiques, militaires et d’affaires égyptiennes. Si elle s’en sert habilement, elle pourrait accélérer la transition d’une autocratie vers une démocratie et améliorer par là même son image dans la région.

 

Le soulèvement égyptien effraie l’Occident. Mais quand les égyptiens réclament la liberté et l’auto-détermination, ils réclament des valeurs chères aux occidentaux. Nous n’avons aucune garanties concernant l’issue que va prendre cette révolution. Les seules certitudes sont qu’une dictature aboutit toujours à un soulèvement, et que la démocratie est le meilleur garant de stabilité qu’il soit. 

 

Tirée de The Economist du 5 février 2011, Leaders http://media.economist.com/images/covers/currentcovereu.jpg

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